AVEC WILLIAM BURROUGHS - NOTRE AGENT AU BUNKER

Victor Bockis

(Editions Denoël)

Traduction : Isabelle Aubert-Baudron

English

William Burroughs & Victor Bockris

 

Un passeport pour William Burroughs

 

INTRODUCTION

<< Enfant, je voulais être écrivain parce que les écrivains étaient riches et célèbres, commence Burroughs. Ils vagabondaient du cote de Singapour et de Rangoon, fumant de l'opium, vêtus de costumes de pongée jaune. Ils reniflaient de la cocaïne à Mayfair, s'introduisaient dans des bas-fonds interdits accompagnes d'un fidèle garçon indigène et vivaient dans la médina de Tanger, fumant du haschisch et caressant nonchalamment une gazelle apprivoisée.

<< Mon premier essai littéraire s'intitulait "L'Autobiographie d'un loup". Les gens riaient et disaient: " Tu veux dire la biographie d'un loup." Non, je voulais dire l'autobiographie d'un loup et je le maintiens toujours. Quand j'avais huit ans, j'étais tout a fait sûr de vouloir devenir écrivain. Je commis un petit ouvrage intitulé "Carl Cranbury en Egypte" qui n'a jamais vu le jour:.. Carl Cranbury figé là-bas sur du papier jaune à rayures, sa main à vingt-cinq centimètres de son automatique en acier bleu. Dans cet état d'esprit, j'ai aussi écrit des westerns, des histoires de gangsters et de maisons hantées. J'étais persuadé de vouloir être écrivain.

Burroughs est né le 5 février 1914. II a passe son enfance dans une solide maison de brique de trois étages à St. Louis (1), au sein de ce qu'il a décrit plus tard comme une <<société matriarcale malsaine >>. II était le petit-fils de l'inventeur de la machine à calculer, et ses parents Mr. et Mme Mortimer Burroughs, vivaient de façon aisée. << Mon père possédait un commerce de porcelaine dont il s'occupait. >> Il a un frère, Mortimer Burroughs Jr. La famille de quatre vivait avec leur gouvernante anglaise, Mary Evans (elle partit subitement pour l'Angleterre quand Bill avait cinq ans), au 4664, Pershing Avenue, jusqu'à ce que Bill ait douze ans. Enfant, il avait les cheveux blonds.

<< Ma mère avait un caractère énigmatique et complexe. Elle avait parfois un air de vieille sage, son regard était généralement empreint de fatalisme et de tristesse, elle souffrait de migraines et de douleurs dorsales; elle s'intéressait aux phénomènes psychiques et à la magie. Une nuit, elle rêva que mon frère Mort rentrait, le visage en sang, et disait: " Mère, nous avons eu un accident. " Au même moment, Mort avait un accident de voiture dont il sortit avec quelques coupures sans gravité. Elle avait des intuitions très précises sur les gens "comme un animal " - ainsi qu'elle le décrivait. Elle portait des jugements catégoriques, mettant mon père en garde sur ses relations d'affaires: " Je pense que ce type-la est un vrai truand." Ce n'était pas une dame réservée avec des raffinements du XIX° siècle; elle avait été très marquée par une éducation biblique très stricte qui lui avait inculque une horreur du corps et des fonctions corporelles. C'était en fait une dame d'une grande prestance qui possédait beaucoup de charme, elle tint un magasin de cadeaux et d'objets d'art pendant de nombreuses années et écrivit un livre sur l'art de disposer les fleurs pour la compagnie Coca-Cola. Elle était totalement étrangère au milieu glacé et lointain des mères de famille riches et placides qu'elle voyait tous les jours au magasin... " II faut qu'on se voie ", disaient-elles, mais elles se rencontraient rarement. Elle n'appartenait pas aux cercles en vue. Pas plus que mon père, qui n'avait certainement personne dont il aurait pu se recommander en matière de lignage. Fils d'un employé de banque du Massachusetts originellement sans un sou - personne ne savait d'où il venait ni qui il était.

<< Ainsi ma famille n'a jamais été " dans le coup ". Ce sentiment que j'éprouvais depuis ma tendre enfance de vivre dans un monde qui ne m'acceptait pas me fit développer un certain nombre de traits déplaisants. J'étais timide et maladroit, furtif et tenace. Un vieil aristocrate de St. Louis aux yeux bleus et froids disait en mâchant sa pipe... " Je ne veux plus voir ce garçon chez moi. II ressemble a un chien tueur de moutons." Et une bourgeoise de St. Louis disait: "C'est un cadavre ambulant." Non, je n'échappais pas à mon éducation élitiste par le biais du crime: je n'étais pas à la recherche d'une identité que me refusait l'élite WASP (2), laquelle m'a souvent fait savoir ou se trouvait ma place.

<< Mes plus anciens souvenirs sont empreints d'une peur des cauchemars. J'avais peur d'être seul, peur du noir et peur de m'endormir en raison des rêves d'où surgissait une horreur surnaturelle qui semblait toujours sur le point de prendre forme. J'avais peur qu'un jour le rêve ne soit toujours là à mon réveil. Je me souviens d'avoir entendu une femme de chambre parler d'opium et dire qu'en fumer faisait faire de beaux rêves. Et je me dis: " Quand je serai grand, je fumerai de l'opium. "

<< Etant petit j'étais sujet aux hallucinations. Une fois, m'éveillant dans la lumière du petit matin, je vis des petits bonshommes jouer dans le fort que j'avais construit. Je ne ressentis aucune peur, juste une sensation de calme et d'émerveillement. J'avais une autre hallucination, une sorte de cauchemar qui revenait périodiquement concernant des " animaux dans le mur " et qui apparut lors d'un délire provoqué par une fièvre étrange et non diagnostiquée que j'eus à l'âge de quatre ou cinq ans.

<< J'étais timide avec les autres enfants et je craignais la violence physique. Je me souviens d'une petite lesbienne agressive qui me tirait les cheveux chaque fois qu'elle me voyait. Aujourd'hui encore j'aimerais lui défoncer la figure mais elle est tombée de cheval il y a quelques années et s'est casse le cou. >>

Quand William eut douze ans, ses parents décidèrent d'aller s'installer dans les faubourgs, au milieu de deux cent cinquante ares de terre sur Price Road. << Mes parents décidèrent d"' échapper aux gens ". Ils achetèrent une grande maison avec du terrain, un étang à poissons et des bois où les écureuils remplaçaient avantageusement les rats. Ils vécurent heureux dans cette capsule confortable au milieu d'un jardin magnifique, coupés de tout contact avec la vie urbaine. >> II fréquenta l'école secondaire privée John Burroughs (pas de relation). <<Je n'étais pas particulièrement bon ou mauvais en sport. J'étais d'une parfaite nullité pour tout ce qui touchait la mécanique, Je n'ai jamais aimé les jeux de compétition et les évitais autant que possible. En fait, je devins un tire-au-flanc chronique. J'aimais bien pêcher, chasser et faire des balades. >> II lisait aussi Wilde, Anatole France, Baudelaire et Gide.

A quinze ans, Bill fut envoyé à la Los Alamos Ranch School dans le Nouveau-Mexique pour sa santé. II avait les sinus en mauvais état. << J'eus une liaison romantique avec un des garçons de Los Alamos et nous passions notre temps ensemble à pêcher et a explorer les vieilles carrières montés sur nos bicyclettes. J'écrivais un journal sur " notre relation ". J'avais seize ans et je lisais "Dorian Gray"... vous pouvez imaginer. Aujourd'hui encore je rougis au souvenir de ce grimoire. Cela m'a dégoûté d'écrire pendant de nombreuses années. Pendant les vacances de Pâques de ma deuxième année, je persuadai ma famille de me laisser rester à St. Louis; mes affaires furent empaquetées et envoyées de l'école et je tremblais à l'idée que les autres garçons lisaient peut-être mon journal à haute voix. Quand la boite arriva enfin, je la forçai et j'en éparpillai le contenu jusqu'à ce que je trouve le journal. Je le détruisis sur-le-champ sans un regard pour les pages consternantes. >>

A cette période, Burroughs lut l'autobiographie d'un cambrioleur, "You Can't Win" de Jack Black. << Je trouvais cela fantastique comparé à la monotonie de cette banlieue du Midwest d'où était exclu tout contact avec la vie. >> Lui et son ami découvrirent une usine abandonnée, cassèrent tous les carreaux et volèrent un burin. Ils furent pris et leurs pères durent rembourser les dégâts. "Par la suite, mon ami m'envoya promener car notre relation compromettait sa position avec le groupe, les autres, et je me suis retrouvé très seul. Je me laissais aller à des aventures en solitaire. Mes actes criminels étaient de simples gestes, sans profit et généralement impunis. Je m'introduisais dans des maisons par effraction et les visitais sans rien y prendre... Parfois je faisais des virées en voiture dans la campagne avec un 22 long rifle, tirant sur des poulets. J'étais un véritable danger public jusqu'à ce qu'un accident, dont je réchappai miraculeusement et par prodige sans égratignure, m'effraie suffisamment pour me ramener a une prudence normale. >>

Burroughs continua à Harvard, vivant d'abord à Adam House et ensuite à Claverly Hall. " Je me spécialisai en littérature anglaise par manque d'intérêt pour toute autre discipline. Je détestais l'université ainsi que la ville où elle était située. Tout dans cet endroit était mort. L'université était un décor anglais factice entre les mains de diplômes de collèges anglais factices. J'étais seul. Je ne connaissais personne et les étrangers étaient considérés avec mépris par la corporation fermée des bons partis. A Harvard, personne ne m'a jamais demande de me joindre à un club. On n'aimait pas mon allure. Et quand j'ai essaye d'entrer à l'O.S.S. sous les ordres de Bill Donovan avec une lettre de recommandation de mon oncle, j'ai rencontré, comme facteur décisif, un professeur qui dirigeait la maison où je vivais à Harvard, et qui n'aimait pas particulièrement mon allure. Et plus tard, quand j'essayais d'entrer à l'American Field Service, un jeune morveux avec une cravate d'école anglaise me dit: " Heu, dites-moi, Burroughs, au fait à quel club apparteniez-vous à Harvard? - A aucun club? " II devint tout gris et flou, comme si la pièce s'emplissait de brouillard. " Et dans quelle maison étiez-vous? " Je citai une maison peu connue. " Eh bien, on vous écrira! "

<< Quant à la visite médicale alors que je demandais a entrer dans la marine... Le docteur déclara sèchement: " II a les pieds plats, une mauvaise vue, et notez que sur le plan physique il n'est guère avantage", avant d'ajouter durement: " Vous serez peut-être accepte si vous vous remplumez un peu. " Inutile de le dire, impossible de prendre de poids nulle part. Je voulais en acquérir. Et c'est ce qui m'a amené à flirter avec le crime. >>

<< La seule chose qu'il est possible de faire, c'est ce qu'on a envie de faire >>, écrivait Burroughs, des années après, dans une lettre adressée à Jack Kerouac, qui comptait écrire un livre intitulé: "Réflexions secrètes sur Bill". "Avec William Burroughs" aurait pu tout aussi bien s'appeler "Réflexions secrètes sur Bill" si le titre n'avait été par trop kerouacqien, car, au fur et à mesure que j'ai appris à le connaître, mon intérêt pour sa façon de penser et d'agir n'a cessé d'accroître. A soixante-sept ans il est devenu le vieux loup sage qui s'échappe d'une forêt en feu à la fin de son premier essai littéraire, "L 'Autobiographie d'un loup". Stewart Meyer, un de ses jeunes amis, dit de lui: << Je me suis aperçu que William est cohérent; quand il ne l'est pas, il change. Cet homme est en tout point tel qu'il prétend être. II ne fait absolument pas semblant. C'est un trait plutôt rare chez les gens célèbres, n'est-ce pas? >> En ce sens, Burroughs se révèle semblable à Muhammad Ali et à Andy Warhol, deux autres stars dont j'ai brossé les portraits. Tous trois sont tout-à-fait semblables à l'image qu'ils reflètent. Ils sont, comme Burroughs dit de Genet, intensément présents. Et ils désirent faire bénéficier les autres de leur expérience.

William Burroughs est, comme l'a souvent fait remarquer Patti Smith, " le père du hard rock >>; il a contribue à rendre le présent possible en écrivant des cartes du territoire, cartes qui avaient été auparavant considérées comme hors de portée. << II a suffi d'un seul homme pour rejeter toutes ces foutaises, déclare-t-il carrément, et chacun peut s'en libérer. >>

<< Burroughs est un homme au vrai sens du mot >>, ai-je entendu dire Norman Mailer à l'écrivain Legs Mc Neil.

" Mais... mais >>, a bafouille Legs, farouche partisan de l'hétérosexualité.

<< Oh! non, ca c'est bidon, insistait Norman. Lui, c'est un homme. Je me souviens, quand nous avons lu les premiers passages du "Festin nu", nous nous sommes sentis soulagés. Nous savions qu'un grand homme avait parlé. >>

<< Tout écrivain qui ne considère pas l'écriture comme son seul salut, je - je le crois fort peu dans le commerce de l'âme (3) >>, dit Burroughs.

La principale difficulté dans la carrière d'un écrivain réside dans le fait de continuer à écrire . Les choses sont tout a fait opposées à ce qu'un écrivain soit capable d'écrire de façon qui le satisfasse toute sa vie durant. II doit voyager intuitivement sans relâche, il doit descendre de bateaux et d'avions pour continuer à chercher de nouvelles scènes dont il aura besoin pour écrire vingt ans plus tard. II se peut qu'il doive s'impliquer dans les rêves des autres gens. II se peut qu'il doive passer des semaines au lit, la tête enfouie sous les couvertures. C'est seulement grâce à un courage de tous les instants que cet écrivain peut renouveler son indispensable passeport d'écrivain . Car, comme le rappelle constamment Burroughs à ses étudiants, << un écrivain doit écrire >>. Quand Kerouac, qui était resté semblable à lui-même, mourut des mains de l'écrivain qui l'habitait, Burroughs trouva le salut dans les véhicules que l'écriture lui avait donnés pour continuer à voyager, sur Vénus ou sous d'autres cieux.

"Avec William Burroughs" s'étend sur une période qui va de 1974 a 1980. Cette période a été extrêmement active et féconde pour Burroughs et constitue l'apogée de sa carrière. II a commence les années 80 en achevant les "Cités de la Nuit Ecarlate", le roman auquel il a travaille depuis son retour de Londres en 1974; il a commencé "The Place of Dead Roads", son western longuement attendu; comme il approche de soixante-dix ans, il prévoit d'acheter une petite propriété avec une maison de campagne, à acheter ou à bâtir, où il pourra couper son bois, se promener, tirer au fusil, tout en écrivant, et devenir un gentilhomme campagnard.

Être écrivain devient pour une grande part une question de caractère. C'est grâce à sa personnalité et à son attitude que l'écrivain peut suivre une nouvelle voie ou s'arrêter mort en chemin. Dans "Avec William Burroughs", j'introduis le personnage de Burroughs à travers le miroir de ces conversations avec les personnages qui vont et viennent à l'intérieur et à l'extérieur de nos pages. C'est le portrait d'ensemble d'un homme dont les écrits et les opinions ont largement influencé le monde des lettres pendant les vingt dernières années et dont le travail continue d'être important pour tous ceux qui sont concernés par le langage et la question de survie. Etant donné qu'il continue de voyager, il est évident que son passeport d'écrivain ne lui sera jamais retiré. Je souhaite que ce livre puisse aussi se situer comme un hommage à William Burroughs.

 

1. Missouri. 

2. WASP: White Anglo Saxon Protestant. (N. d. T.)

3. "Journaux de retraite". Christian Bourgois Ed.

William Burroughs' and Brion Gysin's resources

English

A PASSPORT FOR WILLIAM BURROUGHS

On writing: Dîner with Nicolas Roeg, Lou Reed, Bockris-Wylie and Gerard Malanga : New York 1978

DINNER WITH SUSAN SONTAG, STEWART MEYER, AND GERARD MAL.ANGA: NEW YORK 1980

 On Politics: DINNER WITH SUSAN SONTAG: NEW YORK 1980

French

Un passeport pour William Burroughs

Sur l'écriture: Dîner avec Nicolas Roeg, Lou Reed, Bockris-Wylie et Cérard Malanga: New York 1978

Dîner avec Susan Sontag, Stewart Meyer et Gérard Malanga : New York 1980

Sur la Politique: Dîner avec Susan Sontag - New York 1980

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