David Cooper

Psychiatrie et anti-psychiatrie

Étude d'une famille

(2)

Traduction : Michel Braudeau

Psychiatry and Anti-Psychiatry

Written by: David Cooper


Version intégrale

(Éric parle de son manque de confiance en lui-même et de son incapacité à se concentrer.)

La mère: Et as-tu essayé de t'expliquer tout cela ?

Éric: Non... Je l'ai mis sur le compte de mon égoïsme, tu vois. De mon égocentrisme.

La mère: Et tu n'as pas essayé de voir si cela pouvait venir d'autre chose ?

Éric: Si, tout récemment j'ai pensé que cela pouvait venir de ma masturbation.

La mère: Hum...

Éric: Tu vois...

La mère: Hum...

Le père: Tu m'as parlé de cela pour la première fois l'autre semaine, Éric, et il semblait évides que cela te tracassait, cette histoire de masturbation Euh je pense... et je sais par ma propre expérience, comme je te l'ai déjà dit, je pense vraiment que chaque . chaque... euh... que chacun l'essaie à un moment ou à un autre. Et encore une fois je... je... j'ai lu et je suis tout prêt à croire que, euh, que, euh, si ça devient... si... si... tu perds ta propre estime en la pratiquant régulièrement, alors cela peut avoir des effets très nuisibles sur ta santé générale. Je veux dire, c'est quelque chose... quelque chose de vraiment... quelque chose qui... c'est un grand manque de respect, c'est vraiment toi-même, je pense. Et pour cette raison cela peut saper ta ... ta propre confiance en toi.

La mère: Ne penses-tu pas qu'un grand nombre de ces excès sont des reflets de... de ces tensions... et peut-être d'une période que tu traverses où tu es soumis à d'autres tensions et que ces... excès sont des symptômes et...je me rappelle que tu disais que tu t'achetais beaucoup de sucreries. Et il y a eu dans ma vie une seule fois où je me suis trouvée soumise à des tensions très grandes, en fait c'était le tout premier travail que je prenais dans ma vie et je dépensais tout mon argent dans les pâtisseries, ce que je n'avais jamais fait auparavant et que je n'ai plus refait depuis. Et c'était un symptôme, tu vois. C'était une sorte de compensation de la tension que je subissais. Et je crois que la masturbation est un de ces excès qui sont des symptômes de tensions et de conflits. Ce n'est jamais une cause.

Éric: Quand j'étais à l'université, je ne me masturbais jamais dans le lit de qui que ce soit... enfin... je l'ai fait une ou deux fois... oui...une ou deux fois au début. Puis j'ai arrêté, arrêté, vraiment. Mais alors je me suis mis à acheter des chocolats et des barres Mars...

Le père: Je pense que cette masturbation correspond à une phase, tu sais, par où beaucoup de gens passent à un moment ou à un autre, Fric Je crois que c'est, je ne sais pas, je pense qu'il peut y avoir..., je peux me tromper tout à fait, mais j'ai dans l'idée que c'est une phase... que tout le monde connaît. Mais encore une fois, Éric, tu dois...

Éric: J'ai toujours été timide avec les filles, n'est-ce pas ? Je veux dire, je n'ai jamais eu de relations saines avec les filles... Je ne me suis jamais mêlé à elles parce que j'étais timide.

La mère: Est-ce qu'elles t'attirent, de loin, Éric ?

Éric: Elles me plaisent comme individus. J'aime juste ce qu'elles font, etc.

Le père: Mais d'un point de vue sexuel les vois-tu comme... je veux dire comme quelque chose, tu sais, de très doux et réservé, très désirable et romantique ?

Éric: Pas maintenant.

Le père: Pas maintenant. Mais ça t'est arrivé ?

Éric: Oui, à certains moments.

Le père: Oui, je pense que c'est un aspect très sain des femmes, tu sais, un point de vue très sain sur les femmes. Je sais que j'ai eu le même, et je crois que c'est le cas pour la plupart des Jeunes gens (trois secondes). Mais tu sais, pour en revenir à cette question - calme-toi, Éric - ... (Éric pleure)... peux-tu me dire ce qui te bouleverse particulièrement ?

Éric: Non...(en pleurant) ... Ca m'arrive par moments, parfois, quand je suis assis en bas dans la...tu sais... la salle de repos, là, quand j'écoute de la musique. Il y a certains accords, tu sais, certains sons qui soudain me font pleurer.

Le père: J'ai connu ça des milliers de fois, Éric, un morceau de musique particulièrement émouvant me fait monter les larmes aux yeux, et je ne pense pas que ce soit quelque chose de très rare.

La mère: Nous regardions un film, n'est-ce pas, à la télévision, l'autre soir, et je n'ai pas pu m'en empêcher, c'était si beau. Et j'ai pleuré. C'est très, très naturel, Éric. Nous avons tous besoin, je pense, de soupapes comme ça.

Le père: Est-ce qu'en ce moments Éric, tu as l'impression que dans tes larmes, il entre un peu d'apitoiement sur toi-même. Que ou pleures sur ton propre sort ?

Éric: ... Je crois que c'est juste une émotion renfermée.

Le père: Nous en avons tous souffert, et ces deux dernières semaines j'ai pleuré, tu peux me croire, quand je suis venu voir le Dr B à ton entrée ici. Je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer, et c'était mon... tu sais, un choc émotif, que je n'ai pas pu retenir mes larmes.

La mère: C'est une des voies de la nature.

Dans ce passage, les parents affirment simultanément que la masturbation est normale d'une part et d'autre part qu'elle est un symptôme de quelque chose qui pourrait être la cause du manque de confiance en soi d'Éric. Le père semble imperméable au désarroi que donne à Éric son manque d'identification masculine et passe rapidement sur ce point pour formuler (sous l'apparence d'une question) l'accusation d'auto-apitoiement. C'est justement l'une de ces choses qu'Éric croit " irrationnellement " que les " autres gens " pensent de lui. De même que pour tout ce qui lui est attribué péjorativement, la culpabilité inhibe Éric, et l'empêche d'identifier ses parents comme ces " autres gens ".

Une manœuvre assez courante de la part des parents consiste à désarmer la critique en la provoquant:

Le père: Vous savez; j'ai souvent été exaspéré par le manque... euh.. d'intérêts d'Éric et par œ qui me semblait être chez lui... une incapacité à... euh... je croyais, vous savez. Et je... j'ai fait des remarques assez méprisantes sur son inaptitude à empoigner la vie et à montrer un peu de bon sens, des choses comme ça, vous voyez. Et je lui ai dit qu'il était muet et Dieu sait quoi encore. Vous savez, et bien sûr, vous voyez, il a ressenti quelque chose, mais il n'a jamais rien dit, il ne m'a jamais répondu. Je me rappelle lui avoir dit des doses une fois, Mon Dieu, Éric je voudrais seulement que tu aies de temps en temps perdu patience avec moi quand je euh... te parlais comme ça. Je voudrais que tu sois sorti de tes gonds et que tu m'aies attaqué, tu vois, en représailles. Mais il... il... ne l'a pas fait. II avait l'habitude de... il ne l'a jamais fait. Je ne sais pas si c'était par un respect exagéré pour moi... ou je ne sais quoi. Mais j'ai souvent eu l'impression de m'être conduit de façon indigne dans mes ... vous voyez, dans les choses que je lui disais.

Dr C: Qu'est-ce que tu penses de ça, Éric, de ce que ton père vient de dire ?

Éric: Oui, il a dit parfois des choses qui m'ont fait beaucoup de peine. Mais... c'est difficile de... de définir... cela peut avoir eu une cause... vous voyez, être parti de... cela peut avoir été déclenché par quelque chose qui... qui peut m'avoir mis dans cet état. Et maintenant je ne peux pas me rappeler où et quand ça a commencé.

Le père: Oui, je me suis senti honteux de certaines choses que je t'ai dites, tu vois, et j'ai pensé que la plupart des gens, nous tous, on nous avait dit ce genre de choses et que ce qu'il fallait apprendre en grandissant, et c'est un processus assez douloureux, c'est à leur donner une juste place et à les balancer pour peser ces mots, pour savoir si ces choses étaient dites sous la colère du moment ou si elles étaient vraiment sincères, si elles, tu sais, quand on les considère par rapport aux choses agréables que l'on dit, aux expressions de respect et de dévotion, d'amour même, etc. si elles méritent une place dans ta mémoire, tu vois. Toutes les choses pénibles qu'on m'a dites, tu vois, je te l'ai dit l'autre jour, quand nous avons eu cette conversation avant...

Le stratagème du père a pour effet qu'Éric, tout en reconnaissant qu'il a été blessé par les remarques de son père, est complètement aliéné de ses sentiments de colère en retour. II médite, mystifié, sur quelque "condition " sans lien avec elles, ou quelque processus, dont il serait le champ.

A mesure que le groupe progresse, la relation entre les remarques " hallucinées " d'Éric et les accusations effectives de son père, devient plus claire. Le père en accepte toujours davantage la responsabilité et se met dans une position plus exposée au sein de la famille, où la mère le confronte à une image de lui-même totalement opposée à celle qu'il s'était d'abord forgée:

Éric: C'est ainsi que je me sentais à l'université, pourtant. J'avais l'impression que tout le monde m'avait dans le nez.

La mère: Mais tu n'avais pas cette impression avant d'y aller ?

Éric: J'avais l'impression que tout le monde m'avait dans le nez.

Le père: Tu m'as dit, Éric, que ...

Éric: ... une façon de me regarder fixement, tu sais.

Le père: Hum.

Éric: ...et d'entendre les gens dire des trucs à mon sujet: idiot... tu vois il a insulté tout le monde à l'université ... Ces choses je m'en souviens très précisément.

La mère: Est-ce que tu les crois à présent, que tu les as vraiment entendues ?

Éric: Oh oui, je crois qu'elles ont vraiment été dites. Je m'en souviens très nettement. Et... qu'elles m'ont réellement blessé.

Le père: Tu y faisais attention ?

La mère: Bien sûr.

Le père: Oui.

Éric: Alors j'essayais de m'excuser auprès d'une ou deux personnes... tu vois... que je croyais avoir insultées et j'essayais de raccommoder les choses de mon mieux.

La mère: Te souviens-tu de ce que tu as dit quand tu as eu les résultats, pour la bourse d'Etat ? (trois secondes).

Éric: Oui.

La mère: Sais-tu ce que tu as dit ? Cela prouvait quelque chose (deux secondes). Tu ne t'en souviens pas maintenant ?

Le père: Allez, dis-lui.

Éric: a Cela prouve que je peux y arriver " ou quelque chose Qu'ai-je dit ?

La mère: Tu as dit " Cela prouve à papa que je ne suis pas idiot ". Tu as dit " Je voulais obtenir la bourse d'Etat pour prouver à papa que je n'étais pas idiot."

Le père: Tu sais, Éric, je crois volontiers qu'en t'accusant d'être idiot parfois je... je t'ai vraiment bouleversé et euh ... je ne sais pas comment réparer. Je veux dire... ce n'est pas... je ne crois pas que... tu vois ... j'ai accusé ...Et tu sembles avoir des doutes, te demander si ce que j'ai dit était parfois sincère. Tu sais, quand j'ai voulu te taquiner et que j'ai dit, franchement Éric, je crois vraiment et sincèrement du fond de mon cœur, tu sais, et j'ai senti, tu sais que je ne t'ai pas taquiné. Je me demande si cela a un quelconque rapport avec la euh la frivolité dont je me suis rendu coupable, je ne pense pas que je devrais dire coupable, à laquelle je me laissais parfois aller à la maison. Quand je pensais que cela pourrait faire rire quelqu'un et qu'en fait cela le faisait pleurer.

La mère: Mais nous avions une conversation l'autre jour, n'est-ce pas, à propos de... comment convaincre les gens de votre respect pour eux. Le dire ne suffit pas. Ce n'est pas convaincant. Te rappelles-tu cette conversation ? Et je disais qu'on ne pouvait convaincre les gens de notre considération qu'en leur prouvant qu'on pensait à eux, et qu'on était désireux de préserver au moins quelques-uns de leurs intérêts, et que lorsqu'on n'était pas avec eux on pensait à eux, et qu'on se souvenait des choses auxquelles ils avaient pris part, et tu avais admis que tu ne te fatiguais pas beaucoup pour tout ca. Je veux dire, par exemple, avec Jeanne, elle allait à un club le mercredi soir, pendant un certain temps, n'est-ce pas ? Et un soir elle avait mis son manteau, elle était prête à sortir et tu as dit " Oh bonsoir, 'tu sors ?" Et elle a dit " Oui, c'est le club. " " Ah oui ". Tu vois. Eh bien, je veux dire si tu étais devenu plus familier, si tu t'étais familiarisé un peu plus avec ses habitudes, tu aurais compris où elle allait. Mais c'est assez caractéristique de ta part, n'est-ce pas ? Je veux dire, par exemple, je vais faire quelque chose dont on a même parlé, quelque chose, tu sais, d'un peu spécial, et toi tu rentres à la maison et tu ne m'en parles pas. Alors je dis: " Oh, j'ai fait ceci et cela. " " Ah oui, je me rappelle maintenant, tu avais dit que tu irais. " Tu es un peu éloigné de la vie des autres. Et quand tu es éloigné de la vie des autres comme ça, cela tend à donner l'impression que tu ne t'intéresses pas réellement à eux. Et c'est le genre d'impression que tu as donnée à Éric aussi bien, euh... je suppose que nous avons tous eu la même impression, n'est-ce pas ? Jeanne, moi, Éric, nous l'avons tous eue. Et parfois, j'ai fait des efforts terribles, n'est-ce pas, pour te ramener au sein du groupe familial et te faire t'y intéresser un peu plus. D'être l'un des quatre au lieu de trois plus un. Et tu m'as dit: " Oh, c'est plus facile pour toi, les enfants rentrent les premiers à la maison et ils te disent tout d'abord et je n'entends les choses que de seconde main. "

Le père: Eh bien, c'est un fait exact.

La mère: Mais en même temps, tu as des occasions multiples de t'intéresser toi-même aux affaires de la famille, si seulement tu es assez intéressé pour en tirer profit; mais tu es un peu comme ça.

Le père: Oui, je suis peut-être un peu solitaire (1) moi-même... mentalement.

La mère: Et si tu es solitaire, c'est terriblement difficile de convaincre les gens que tu es réellement... que tu leur attaches de l'importance, que tu es fier d'eux, et quand l'attaque se produit, tu dis quelque chose que tu ne penses pas vraiment, et ils sont sans défense. Ils n'ont pas construit de défense contre cela, tu vois, et on est très vulnérable à ces attaques quand on n'a pas eu ces périodes de confiance en quelqu'un pour vous aider à supporter le choc.

Dr C: Que penses-tu, Éric, de l'aspect " solitaire " de ton père ?

Éric: Je pense que c'est peut-être quelque chose dont j'ai hérité, je pense que j'en ai hérité.

Le père: Tu penses que c'est vrai que je suis plutôt comme ca, plutôt retiré ?

Éric: Oui, oh oui tu l'es.

Le père: Penses-tu que c'était toujours ainsi ?

La mère: Pas dans le cercle de famille en tout cas.

Le père: Je ne sais pas quelle impression nous donnons au Dr B et au Dr C, ici, mais le fait est qu'à la maison c'est souvent maman qui parle et moi qui écoute. On peut le dire d'une manière générale... Maman aime parler à fond de tout, tout amener à la surface et le retourner dans tous les sens, etc., et moi j'ai plutôt tendance à croire que si une chose est dite, une fois qu'elle est dite, les gens doivent vous accorder le crédit de la sincérité et quand c'est dit, c'est dit et il n'y a pas à le répéter... Mais bien sûr, on dit des choses...

La mère: ...Des problèmes nouveaux surgissent tout le temps, n'est-ce pas ? Particulièrement avec une famille qui grandit. De nouveaux problèmes se présentent pour... à votre famille, que tu dois... cela offre des occasions pour... pas forcément des occasions... mais des discussions sont nécessaires. Je veux dire, une fois que tu as dit les choses tu ne vas pas penser à dire et redire les mêmes vieilles choses, n'est-ce pas ? Je veux dire, Jeanne, à quinze ans, le genre de conversations qu'il y a entre vous, entre elle et ses parents à quinze ans, est tout à fait différent de ce qu'il était quand elle avait dix ou douze ans, etc. La vie change tout le temps et de nouveaux sujets à débattre surgissent sans cesse.

Le père: Tu as trouvé difficile de me parler, Éric... difficile d'évoquer un problème avec moi, de parler avec moi sur n'importe quel sujet, pour cette raison ?

Éric: Oui.

Le père: As-tu senti que, quel que soit le moment, toute conversation entre nous tournerait à la controverse ?

Éric: Oui

La mère: Tu te tiens sur la défensive devant le monde, n'est-ce pas ? Et ta manière de voir les choses est que l'attaque est la meilleure tactique de défense. Et c'est ce que tu fais. Tu pars à l'attaque, tu vois, et tu rognes les arguments de ton adversaire et le réduis petit à petit à ton point de vue. Et tu te vantes toi-même, tu vois, de n'avoir jamais encore perdu dans une discussion.

Le père, riant: Tu vas un peu loin.

Éric: C'est peut-être... honnêtement, papa, peut-être ne peux-tu pas t'en empêcher, mais il a dit parfois des choses terriblement cruelles.

La mère: Oui, il en a dit de vraiment cruelles.

Dr C: Il semble avoir eu le dessous dans cette discussion.

Le père: Oui, il semble, n'est-ce pas ? Vous savez, l'image vertueuse que je me fais de moi-même, c'est que d'une manière générale je suis tranquille; je ne discuterai pas, parce que - ou parfois morne je n'exprimerai pas une opinion -- parce que je -- parce que cela créerait une discussion. Et que la discussion mènerait à un malaise Et je me vois plutôt comme quelqu'un qui veut la paix à tout prix.

La mère: oh, oh...

Le père: Bien sûr, il y a eu des discussions entre nous à certaines occasions et... chez moi je ne peux jamais gagner dans une discussion.

La mère: Oh si, tu le peux.

A la fin de cette séance, on note un moment de tension. La mère a parlé d'un incident qui lui a permis de voir en sa propre mère une personne avare:

La mère: Je veux dire, même si vous êtes en colère contre les gens comme ca, et je pense, vous savez, qu'il vient toujours un moment où l'on voit ses parents avec ce recul. On sait qu'ils ont été bons pour vous de bien des manières quand vous étiez jeunes, qu'ils vous ont aidés, et j'admets qu'elle m'a aidée et donné un foyer agréable, mais il vient un moment où vous les voyez comme des adultes et où vous les critiquez en adultes, en les détachant de vous. Vous ne les voyez plus à travers les verres teintés de rose de l'enfance Et tu en viendras là aussi, Éric, à voir le bien et le mal en nous, sans les verres roses de l'enfance

Éric: Eh bien, je suis...

La mère: Tu as tout à fait le droit de le dire. Le père: Absolument, tu as le droit.

Dr C: Qu'est-ce qui te donne l'impression de ne pouvoir le dire, Éric ? Tes parents t'invitent tous deux à les regarder d'un œil objectif, à dire ce que tu penses d'eux.

Éric: Eh bien... je... j'ai... de l'affection pour eux. Gêné de dire ce que je sens réellement,. de l'affection pour papa - (long silence) - mais j'ai souvent ressenti de la haine pour lui,

Le père: C'est bien, Éric, c'est une émotion humaine que nous avons tous eue, ce sentiment de haine, et j'en ai discuté avec maman - maman croit que lorsqu'on aime quelqu'un, c'est un sentiment permanent, toujours présent. Et moi je répliquais que, que, que.,. parfois sous le choc d'une émotion et d'une tension, on pouvait réellement haïr un moment la personne aimée.

Éric: Non, on peut haïr quelqu'un qu'on aime.

Le père: Pas en même temps; pas au même moment

Cette invitation à critiquer ses parents est " doublement contraignante " (2) en ce sens qu'elle est formulée explicitement, en même temps qu'une injonction implicite de ne pas critiquer est communiquée non verbalement par des signes évidents d'anxiété. Une partie de la contrainte a été levée, toutefois, dans la mesure où, peu auparavant, le père a plus ou moins accepté le rôle du coupable, sous la pression de la mère. La mère a contrôlé la situation de telle manière qu'Éric puisse avouer ses sentiments d'hostilité - mais seulement ceux qu'il nourrit envers son père. Les choses ont donc avancé, mais la difficulté majeure demeure, à savoir la dépendance quasi symbiotique d'Éric à l'égard de sa mère. Il lui faudra une nouvelle crise pour commencer d'apprendre à s'en libérer lui-même.

Le premier séjour d'Éric à l'hôpital fut de quatre mois et demi. II put ensuite rentrer chez lui et travailla dans une usine d'industrie légère de la région pendant quelques mois. Puis il retourna à l'université, où il acheva assez brillamment un trimestre.

Quelques jours avant de rentrer chez lui pour les vacances, toutefois, il écrivit une lettre à son père, l'accusant d'être paresseux et de ne pas avoir fait son devoir à l'intérieur de sa famille. Il écrivait qu'il haïssait son père à cause de sa " paresse ", continuait en déclarant qu'il lui écrivait cette lettre parce qu'il l'aimait réellement. Les déclarations de cette lettre (qu'un psychiatre jugea contradictoire et "confuse") étaient copiées exactement sur les accusations que la mère avait formulées contre son mari, lors des entretiens réunissant le groupe familial. Immédiatement après avoir envoyé cette lettre, Éric fit ses bagages et annonça qu'il partait pour l'Afrique du Sud aider les Noirs dans leur lutte contre le régime (il n'avait pas de passeport et n'avait que très peu d'argent). Il fut retenu par ses camarades d'université et admis sur ordre de détention dans un service d'observation mentale de la région. Il aurait dit avoir entendu des voix, qu'il n'avait pu identifier, lui ordonnant de cesser de penser à lui-même, de s'occuper plutôt des autres et d'aller en Afrique du Sud. Il aurait prétendu que chacun dans le monde était au courant de ses moindres gestes et parlait de lui. Il manifesta un " blocage de pensée ", se montra confus et impulsif, attaquant le personnel et les autres patients. On diagnostiqua un épisode de schizophrénie aiguë et on lui administra de larges doses de tranquillisants. Quand il fut un peu plus calme, on le transféra à notre hôpital, sur l'initiative des parents.

A nouveau, lors de cette seconde crise, Éric avait tente de s'affirmer par un acte autonome - son projet de départ pour l'Afrique du Sud. Mais de nouveau, parce qu'il avait été conditionné à sentir qu'il n'avait pas réellement droit à un acte autonome et parce qu'il lui manquait l'expérience transitoire entre son monde familial livré à l'insécurité et la réalité sociale courante, il se sabota lui-même en procédant d'une manière considérée selon des critères ordinaires comme non-réaliste, attirant ainsi davantage sur soi la qualification invalidante de folie. Ayant créé cette situation et assuré son admission en service psychiatrique, il put exprimer librement alors en " acting out " son besoin d'être traité comme un enfant par des " figures parentales " qui le toléreraient et, jusqu'à un certain point, contrôleraient ses actes agressifs - sans lui en faire éprouver de culpabilité.

Les voix " non-identifiées " qu'il aurait " entendues " l'accusant d'égoïsme, étaient une série d'intériorisations des jugements réellement formulés par son père et enregistrés par nous dans l'interaction familiale. Des impressions plus vagues concernant ce que les " autres gens " éprouvaient à son égard, à savoir qu'il était sexuellement anormal et répugnant, avaient été déclenchées par des sentiments que ses parents entretenaient envers lui et qui furent clairement sous-entendus par eux, à défaut d'être explicitement exprimés, lors des réunions suivantes comme ils l'avaient été lors des précédentes. Éric reconnaissait que ces jugements et sentiments intériorisés n'étaient pas de son fait, mais il était très difficile pour lui de mettre le doigt sur leurs véritables auteurs. Son père avait été presque mis en avant par sa mère, comme une offrande sacrificatoire: et, pour Éric, identifier son père comme la source de la diffamation revenait quasiment à commettre un parricide. Ainsi, dans la lettre à son père, il rétractait à moitié ses accusations. Mais dans le premier entretien de famille après son retour à l'hôpital, il parla de son père au passé - " Tu aurais pu être grand comme Lénine, mais tu étais un fasciste comme Verwoerd " (le manque d'expérience sociale transitoire rendait difficile pour Éric la découverte d'une réalité humaine intermédiaire entre sa famille et des personnages historiques universellement connus).

Seulement, à ce stade, la famille était prête à apporter des changements supplémentaires dans son propre sein. Les positions de chacun étaient considérablement modifiées depuis la première séance, où Éric était si clairement défini comme le malade et où, par voie de conséquence, ses parents se définissaient comme sains. D'abord le père et ensuite la mère s'étaient déplacés sur les positions " malades ". Plus tard, Éric se mit en position " forte " par rapport à sa mère; quand elle fut manifestement " malade ", il fut capable de la " soigner " mieux que ne le fit son père; en même temps, il montra une plus grande indépendance envers sa famille. II ne vint plus régulièrement passer ses week-ends à la maison et réussit à conserver un travail dont cependant le caractère subalterne était complètement contraire à l'image que ses parents se faisaient d'une carrière convenable. II fit des tentatives réalistes pour trouver un meilleur travail, mais pendant quelque temps son thérapeute dans l'unité commit l'erreur de lui faire sentir qu'il devrait trouver un meilleur travail pour lui plaire (à lui, le thérapeute). Une fois encore l'avenir d'Éric était tracé pour lui par quelqu'un d'autre et ce n'est qu'après une mutuelle reconnaissance de ce fait au sein du groupe, qu'Éric put faire son propre choix pour améliorer sa situation. Les progrès furent rendus plus aisés quand la mère prit elle aussi un travail, qui lui donna un centre d'investissement émotif en dehors de la famille.

Pour nous résumer, nous pouvons dire que nous avons essayé de suivre, selon une méthode dialectique, un mouvement dialectique au sein du groupe familial V. De la dialectique constituée qu'était la présentation d'Éric par lui-même, nous nous sommes déplacé " régressivement " jusqu'à la dialectique constituante (la praxis familiale), en incluant le schéma tel que nous avions pu l'observer de l'interaction familiale dans l'histoire passée et présente de la famille et en dégageant un schéma historique à travers le réseau des différents témoignages fournis par les divers membres de la famille. Ensuite, en nous déplaçant "progressivement", nous avons esquissé une totalisation totalisée - la vérité de la famille et la vérité de la crise d'Éric. Cette vérité repose dans la tension désespérée entre, d'un côté, la position finalement intenable où son existence même, à ses propres yeux, se confondait avec son existence pour les autres (ses parents), et, d'un autre coté, la position dans laquelle il tentait d'affirmer son existence autonome en développant sa propre vision de lui-même et en accomplissant ses propres actes. Cette vision et ces actes étant invalidés pour des raisons que nous avons essayé de rendre intelligibles.

Certes, les échanges dans les groupes familiaux appellent une interprétation psychanalytique (3) et pour parfaire la pleine compréhension de ce segment de l'évolution de la famille dû. il nous faudrait comprendre les relations, entre les systèmes fantasmatiques de ses divers membres. Mais nous avons exclu cette façon d'étudier les interactions, afin de pouvoir clairement mettre en lumière la relation complexe existant entre les actes et les intentions - la relation entre les systèmes de décisions. Sans ce dernier cadre de compréhension, un travail " purement " psychanalytique pourrait patauger loin de la solution centrale, à savoir le choix progressif de lui-même par Éric, indépendamment des choix faits pour lui par les autres. ..

1. En anglais: isolationnist. (N. d. T.)

2. En anglais: double-binding. (N. d. T.)

3. II y a quelques fils psychanalytiques évidents, par exemple la référence aux " barres Mars " faite par Éric p. 96. Mais les implications de l'interprétation, dans cette situation d'engagement total sont infiniment complexes, et ne sauraient être formulées dans les termes suggérés par une expérience psychanalytique à deux personnes.

  David Cooper: Psychiatrie et anti-psychiatrie - Étude d'une famille (1) 

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