David Cooper

Psychiatrie et anti-psychiatrie

Étude d'une famille

(1)

Traduction : Michel Braudeau

Psychiatry and Anti-Psychiatry
Written by: David Cooper
ISBN 041526474X (Hardcover)

Version intégrale

Introduction :

Je mets ce texte en ligne en raison de son importance dans la compréhension qu'il apporte de la problématique basée sur la double-contrainte, une problématique sans issue, dans laquelle toutes les alternatives sont négatives. Elle peut engendrer la schizophrénie.

 

Dans ce contexte du texte de David Cooper, elle concerne une famille. Mais elle peut également s'exercer à d'autres niveaux : national, international, etc. La compréhension des postulats piégés sur lesquels elle repose permet de la résoudre, comme c'est le cas dans l'exemple de cette famille.

 

De la même façon, la compréhension d'une problématique enfermant un groupe d'individus donnés permet de la résoudre de la même façon aux autres niveaux.

 

Certaines problématiques enferment des peuples, des nations, des civilisations. A ces niveaux elles engendrent des conflits, qui se perpétuent tant que les oppositions et contradictions générées par les faux postulats n'ont pas été analysées, et ces postulats, remplacés par des postulats similaires aux faits. Elles sous-tendent également les systèmes de contrôle.

 

Si ce texte est surtout connu en psychiatrie, il est également utile pour la compréhension des conflits aux niveaux politique, religieux, etc., dans la mesure où les mécanismes en question sont similaires au niveau des individus.

 

Très schématiquement, on distingue deux sortes de problématiques :

- les problématiques de culpabilité, qui reposent sur la notion de crime sans victime, sur des interdits doctrinaux sans rapport avec les conséquences des actes interdits, et sont à l'origine des tabous et des névroses,

- les problématiques existentielles, basées sur une conception de l'existence tragique, absurde et désespérée. Elles engendrent des psychoses.

La double contrainte joue sur les deux registres, mettant en jeu des mécanismes de culpabilité, tout en menaçant la personne dans son existence même.

Mais névroses et psychoses sont la résultante des interactions au sein du groupe social : sans ces problématiques, pas de psychoses ni de névroses. Il n'y a donc pas d'un côté des gens «sains» et de l'autre des «malades», contrairement à l'idée accréditée, ces derniers n'étant que les manifestations visibles des problématiques qui enferment l'ensemble du groupe, comme le démontre l'analyse des entretiens enregistrés dans le chapitre ci-dessous.

 

Le piège de la psychiatrie consiste à attribuer les troubles psychiques à la seule personne qui en souffre. Cette dernière joue alors le rôle de bouc émissaire, et l'enfermement qui la frappe permet au groupe de rejeter sur elle l'origine de sa folie, et, en l'isolant, de refuser de se confronter à la problématique qui l'enferme, aux postulats sur lesquels elle repose. Elle lui évite de s'inclure comme un élément de l'ensemble, se situant comme extérieur à la problématique, comme si celle-ci ne le concernait pas. Dans la mesure où les mécanismes mentaux en jeu ici sont inconscients, ce n'est pas de culpabilité dont il est question ici, mais d'inconscience et d'irresponsabilité. Le refus du groupe de se confronter aux conséquences de ses actes repose sur la peur d'une remise en question de la structure du groupe, elle-même structurée par les tabous, les faux postulats sur lesquelles repose sa structure mentale.

 

Mais cette peur n'est pas justifiée, dans la mesure où la mise en lumière des faux postulats et leur remplacement par des postulats correspondant à ce qui se passe exactement engendre la résolution des problématiques et libère le groupe tout entier, tout comme dans l'histoire d'Éric et de sa famille.

 

Isabelle Aubert-Baudron

* * *

 

«Ce que j'ai essayé de faire dans ce livre, c'est de regarder, dans son contexte humain réel, l'individu qu'on a étiqueté comme «schizophrène», de rechercher comment cette étiquette lui a été donnée, par qui elle a été posée, et ce que cela signifie, à la fois pour celui qui l'a posée et pour celui qui l'a reçue.

 

Si l'on doit parler de violence en psychiatrie, c'est de la violence subtile et masquée que les autres, les «hommes normaux», exercent sur ceux qu'on a baptisés fous. Dans la mesure où la psychiatrie représente les intérêts, ou les prétendus intérêts des hommes normaux, nous pouvons constater qu'en fait la violence en psychiatrie est au premier chef la violence de la psychiatrie.»

 

David COOPER (1931-1986)

 

Né à Cape Town (Afrique du Sud). Etudes de médecine. De 1962 à 1966 a dirigé à Londres, l'unité «expérimentale» pour schizophrènes appelée «Pavillon 21» où, avec R. D. Laing et A. Esterson, il s'est attaché à développer une psychiatrie dont le projet contestataire est illustré par ce terme même d'anti-psychiatrie

 

Et une femme qui portait un enfant dans les bras dit,
Parlez-nous des Enfants.
Et il dit : Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même,
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.

Vous pouvez leur donner votre amour mais non point vos pensées,
Car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez accueillir leurs corps mais pas leurs âmes,
Car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter,
pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d'être comme eux,
mais ne tentez pas de les faire comme vous.
Car la vie ne va pas en arrière, ni ne s'attarde avec hier.

Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés.
L'Archer voit le but sur le chemin de l'infini, et Il vous tend de Sa puissance
pour que Ses flèches puissent voler vite et loin.
Que votre tension par la main de l'Archer soit pour la joie;
Car de même qu'Il aime la flèche qui vole, Il aime l'arc qui est stable.

Khalil Gibran (extrait du recueil Le Prophète)

 

Face à un sujet reconnu schizophrène, le problème qui se pose à nous est toujours le même: découvrir dans quelle mesure l'interaction entre la personne malade et d'autres personnes, passées ou présentes, peut nous rendre son comportement intelligible.

 

Dans les cas que nous avons étudiés (1), la notion de «comportement» recouvre très précisément la prétendue «manifestation clinique de la maladie» ou les «symptômes psychotiques» présentés par le patient à son admission en hôpital et juste avant. Par «d'autres personnes» nous entendrons ici: et la famille nucléaire du patient (père, mère, frères et sœurs), plus dans certains cas le conjoint, et le personnel du service médical, plus les autres patients.

 

Le « matériel » de l'analyse est recueilli par des observateurs-participants, ceux d'abord qui se sont trouvés en situation de groupe avec les familles. Le terme ici employé indique que l'observateur participe à une interaction de groupe, qu'il est conscient de son mode de participation, qu'il enregistre celle-ci, ainsi que l'effet qu'elle produit dans l'interaction globale, comme une part essentielle de la, procédure même d'observation. La participation est un élément à la fois intrinsèque et inévitable de la situation. Aussi, dans la majorité des interactions que nous avons enregistrées y avait-il l'intention non dissimulée d'opérer une « thérapie familiale ». Pour l'essentiel, les interventions thérapeutiques de ce genre ne visent pas encore à interpréter des fantasmes inconscients, mais plutôt, sous forme de métacommunications (communications sur la communication), à clarifier les confusions qui peuvent s'introduire par les communications de premier niveau, dont un grand nombre sont déjà elles-mêmes des métacommunications. Cependant, il arrive souvent qu'une intervention métacommunicatrice donne conscience au groupe de ses « processus inconscients » .

 

En second lieu, tes observations-participantes sont faites au sein du service même ou se trouve placé le patient durant son séjour à l'hôpital. Les principes d'organisation thérapeutique de ces groupes, qui permettent de définir la nature des observations, seront décrits au chapitre 4.

 

Les échantillons d'interactions familiales qu'on a choisi d'analyser ont été enregistrés sur bande magnétique et ensuite dactylographiés. Les communications non-verbales, à moins qu'on ait recours au cinéma, doivent être notées à leur apparition par l'observateur du groupe. Certains aspects paralinguistiques (intonation, inflexion de voix, etc.) sont perceptibles sur la bande magnétique.

 

Généralement, le patient a un premier entretien avec le psychiatre lors de son admission à l'hôpital; c'est la procédure suivie pour toutes les admissions «d'urgence» , du moins quand le patient vient de chez lui. Dans certains cas, lorsqu'il est envoyé pour admission par une clinique où il était déjà suivi en consultation, toute la famille, ou peut-être le patient et l'un de ses parents seulement, sont reçus ensemble une première fois par le psychiatre, qui les invite à exposer leur problème par une question du genre: < Quelqu'un peut-il me dire ce qui ne va pas ou semble ne pas aller ? « Après un entretien en tête à tête avec un médecin, le patient, nouveau venu dans notre unité, s'intègre au groupe communautaire du service et, dans les premières phases du fonctionnement de l'unité auxquelles il participe, se voit rapidement invité à rejoindre l'un des groupes engagés dans un des projets de travail: dans une certaine mesure il devrait pouvoir choisir son groupe de travail, mais il y a naturellement des limites aux nombres maximum et minimum de ceux qui peuvent travailler sur un certain projet. On attend de lui également qu'il fasse sa part de travaux domestiques (nettoyage, mise de la table, lavage). Finalement il participera, généralement en présence du personnel, aux divers groupes sociaux ou récréatifs, organisés ou informels.

 

L'étude de la famille est une partie de l'étude totale qui, selon les cas, peut durer de trois ou quatre heures à quarante ou cinquante heures de recherche et de thérapie. Pour déterminer le nombre d'heures qu'il doit lui consacrer, le médecin thérapeute procède à une première appréciation des problèmes de la famille et tient de surcroît compte de ce qui est mis en évidence des problèmes du patient dans son interaction avec le groupe du service. II décide en fait si un certain nombre de séances de thérapie familiale sont indiquées; par thérapie, on entend une tentative de modification du schéma d'interaction existant dans la familles ou plutôt, la création d'une situation contrôlée dans laquelle les membres de la famille modifient eux-mêmes leurs relations de telle manière que le membre patient découvre un domaine d'action autonome s'élargissant sans cesse devant lui, tandis qu'au même moment les autres membres de la famille deviennent, de leur côté, plus « indépendants », au moins dans la mesure où ne se trouve pas provoqué un effondrement jugé psychotique.

 

Dans certains cas (la majorité des cas, en partie du fait des limites de temps qui s'imposent au thérapeute), on peut décider de ne pas engager la famille tout entière de manière directe dans la situation thérapeutique; le but du travail avec le patient sera plus simplement de réaliser le type de situation dans laquelle il trouvera des expériences sociales transitoires au regard de son expérience familiale, qui l'amèneront à pouvoir vivre au sein de la communauté sans devenir le pôle d'attribution des maladies mentales du groupe. Si tout se passe bien, il apprendra à vivre indépendamment de sa famille et finalement du service hospitalier. Cet apprentissage se fait le plus souvent par étapes: d'abord hospitalisé à plein temps, le patient est ensuite autorisé à prendre un travail dans les environs, hors du service, puis à vivre en appartement et à ne venir qu'une fois tous les huit ou quinze jours pour une séance de consultation. Dans d'autres cas, en fonction d'une première appréciation des problèmes de la famille, on peut décider qu'un autre membre de la famille, qui prend plus ou moins volontairement le rôle de patient principal, entre en thérapeutique (avec ou sans hospitalisation), et le premier patient admis pour schizophrénie peut alors se voir rapidement libéré: dans l'expérience de notre unité, ce renversement du rôle de malade s'est produit très souvent entre des mères «normales» et des fils «schizophrènes».

 

Une fois admis, le patient a un entretien d'au moins une heure seul à seul avec le médecin. La famille au complet, au moins les parents et le patient des frères ou des sœurs également s'ils sont disponibles, se réunit avec le médecin pour un nombre variable de séances d'une heure. Des groupes de deux ou trois membres de la famille rencontrent le médecin en séances similaires, les principales combinaisons, en dehors de la famille au complet, étant: le père et la mère ensemble ou bien l'un et l'autre alternativement avec l'enfant schizophrène, ou encore le patient et l'un de ses frères (ou sœurs) « non schizophrène ». Il y a aussi des séances à deux au cours desquelles chaque parent à son tour, et au moins un frère ou une sœur du patient, voit le docteur en tête à tête. Ces dernières séances permettent notamment de bien mettre en lumière des points de vue tout à fait contradictoires touchant le patient, sa « maladie » et la famille (2).

 

Nous disposons de deux salles d'entretien dans lesquelles la famille peut se réunir. Dans l'une, elle s'assoit autour d'une table: dans l'autre il y a un cercle de fauteuils. L'autorisation d'enregistrer les séances sur bande magnétique est demandée avant que le magnétophone ne soit mis en marche; nous n'avons jamais rencontré de refus ni de préoccupation consciente excessive à propos tu magnétophone tendant les séances. II n'y a pas d'autre structuration formelle de la situation ni d'injonction formulée que la simple phrase par laquelle le thérapeute ouvre la première séance: « Nous pourrions peut-être discuter de ce qui a amené X à entrer à l'hôpital » ou encore, « Peut-être pourrions-nous discuter de ce qui semble ne pas aller » .

 

L'expérience nous a montré que cette sorte de recherche sur la famille, associée à des observations portant sur les interactions à l'intérieur du groupe du service, peut rendre intelligibles des « symptômes », qu'une conception conventionnelle de la schizophrénie considère comme tout à fait absurdes et dépourvus de sens. De cette manière, nous avons pu bien souvent découvrir la méthode dans la folie et le sens secret du non-sens.

 

Pour illustrer ces remarques, nous allons choisir le cas d'Éric V. L'étude de la famille a consisté en vingt-cinq entretiens avec Éric et ses parents, deux entretiens avec les parents seuls, un avec Éric et son père, un avec Éric et sa mère, un avec Éric et sa jeune sœur Jeanne, un avec la sœur toute seule, deux avec la mère seule, deux avec le père seul. Nous disposons aussi d'un certain nombre d'observations sur son interaction avec les autres membres de la communauté du service.

 

Éric V. fut admis dans notre hôpital psychiatrique, comme patient légalement interné, pour la première fois en 1960, à l'âge de dix-neuf ans. L'examen clinique de son e état mental • indiquait, à cette époque, qu'il était impulsif et non coopératif, qu'il faisait preuve d'une pensée incohérente qu'il était incapable de parler de lui-même de manière conséquente et ne savait que nier avec véhémence qu'il y eût quelque chose qui n'allât pas en lui; il demandait, de plus, qu'on l'autorisât à retourner à l'université, au pays de Galles, qu'il avait quittée de son plein gré deux jours auparavant. II faisait (en pyjama) des tentatives très violentes pour s'échapper du service, tentatives que les infirmiers devaient faire échouer par la force et en lui administrant de larges doses de sédatifs. Il avait des idées de persécution et des hallucinations auditives: il croyait que les gens, même ceux qui ne le connaissaient pas, le méprisaient et le jugeaient « mou ». II croyait entendre le personnel hospitalier lui dire qu'il n'avait aucun droit à être à l'hôpital et qu'il devait rentrer chez lui, ce qu'il essayait d'ailleurs de faire de toutes ses forces, malgré les efforts des infirmiers.

 

Le motif immédiat de son internement était qu'une semaine plus tôt, quinze jours avant la fin de son premier trimestre il avait téléphoné à son père, pour lui annoncer sans explication qu'il retournait chez lui à Londres. Il commença effectivement le voyage en train mais descendit à une gare à mi-chemin et essaya de retourner à l'université en auto-stop. Il semblait manifestement déprimé et agité, et fut ramassé par la police qui le mit dans un train pour Londres.

 

Il arriva chez ses parents très fatigué et affamé. Selon son père, il semblait pleinement « jouir de sa raison » , mais peu disposé à parler de lui-même. Sa mère l'accueillit, mais il passa devant elle en l'ignorant ostensiblement. Immédiatement après, il contredit cette attitude de rejet en se retournant, en la prenant dans ses bras et en l'embrassant. Plus tard dans la soirée, il déclara qu'il voulait retourner à l'université et refusa d'aller au lit malgré l'insistance de ses parents. Ceux-ci, se sentant incapables de faire face à la situation, appelèrent le médecin de famille qui donna à Éric un sédatif Il alla se coucher mais redescendit les escaliers plus tard en pleurant et en demandant: «Que puis-je faire ?» Son père l'assura qu'il avait bien agi en rentrant chez lui, où il pourrait trouver de l'aide pour résoudre ses problèmes. Cependant, Éric nia avoir besoin d'une aide quelconque. II dormit bien cette nuit-là, mais le lendemain matin, alors que le médecin lui avait conseillé de passa la journée au lit, il proclama de nouveau son intention de retourner à l'université. Il bouleversa sa famille en déclarant qu'il haïssait sa mère. C'est alors que le médecin appela l'officier de la Santé mentale qui prit les mesures nécessaires, avec l'autorisation formelle du médecin, pour faire interner Éric dans un hôpital psychiatrique afin qu'il y prenne «juste un peu de repos».

 

Le père d'Éric, quand il vit le médecin seul, peu après l'internement, se montra extrêmement désemparé. Il déclara qu'il n'avait jamais vraiment connu son fils, qu'Éric avait toujours demandé de l'affection mais s'était toujours montré méfiant pour l'accepter, surtout lorsqu'elle venait de lui Il remarqua qu'Éric n'avait jamais voulu être caressé comme un enfant et avait repoussé toute forme d'affection qui lui semblait « efféminée ». Ç'avait été un choc terrible pour le pète t'entendre Éric dire qu'il haïssait sa mère. Il semblait très désireux d'apprendre non pas qu'Éric « irait mieux » , mais que lui et, dans une mesure un peu plus vague, sa femme, n'avaient rien à se reprocher qui fût en relation avec la « maladie » de leur fils. M. V. ne savait rien de ce qui s'était passé à l'université et les seules «  preuves » de la maladie de son fils qu'il fournit furent: a) qu'Éric s'était intéressé à la politique de manière quelque peu excessive l'année précédente, b) qu'il avait quitté l'université pour rentrer chez lui sans raison apparente, c) qu'il avait dit, en arrivant à la maison, qu'il voulait retourner à l'université mais ne voulait pas en discuter avec ses parents, d) qu'il déclarait haïr sa mère. La vie d'Éric à la maison était généralement heureuse, selon le père, et «meilleure que la moyenne».

 

Lors de la première réunion de la Mille, dans la semaine qui suivit l'admission d'Éric, l'interaction prit une forme assez rigide qui persista durant les deux réunions suivantes: Éric était nettement défini comme «  le malade »  . Le père adopta une attitude inquisitoriale, interrogeant Éric à propos de ses symptômes sur un ton officiel, très semblable à celui qui est employé lors des examens psychiatriques traditionnels. Éric était malade; les médecins et ses parents allaient l'aider à guérir; il devait collaborer, avoir confiance en tous ces braves gens, rester à l'hôpital et accepter le traitement (Éric, à l'époque, faisait des efforts répétés pour quitter le service et retourner chez lui ou à l'université). Pendant ces séances, la mère restait tout A fait en retrait, confirmant à l'occasion les déclarations du père.

 

Au fur et à mesure que ces réunions progressaient, le père adoptait un ton de plus en plus moralisateur. On ne savait plus très bien dans quelle mesure Éric était considéré comme malade, et dans quelle mesure comme mauvais (fainéant, non coopératif). Le père signalait quelques ressemblances mineures entre lui-même et son fils et, dans divers contextes, le conjurait de s'identifier à lui, d'affronter les situations sociales de la même façon qu'il l'avait fait, car après tout il avait connu les mêmes difficultés. Il devint de plus en plus évident que dans ces séances, le père essayait de présenta à Éric une sorte de condensé de la manière dont la plupart des pères se conduisent avec leur fils pendant son enfance. Éric avait-il manqué de cette expérience d'un père, autrefois ? De la troisième à la cinquième séance, c'est ce qui fut de plus en plus clairement affirmé par la mère, qui finalement monta une attaque de grande envergure contre le père, l'accusant de ne s'être jamais montré disponible pour sa famille. Quand Éric avait douze ans, son père était parti en Inde, où il était resté dix-huit mois. Cette absence avait été ressentie par la mère comme une menace très sérieuse pour l'intégrité de la famille et elle dépeignit son mari comme n'ayant jamais pris une vraie décision au sujet de la famille: ils étaient partis en Inde rejoindre le père et ç'avait été sur une décision de la mère encore que la famille tout entière était retournée s'établir en Angleterre. Éric se joignit à l'attaque contre son père, l'accusant de fuir ses responsabilités. Le père ne se défendit que très faiblement, mais contre-attaqua en affirmant que sa femme avait trop choyé Éric et ne lui avait jamais laissé la liberté de ses mouvements.

 

A ce point, les parents furent réunis hors de la présence d'Éric Il était clair qu'entre les séances il s'était passé bien des choses entre eux et qu'à présent ils sentaient leur union et par conséquent la famille, sérieusement en danger. Leur union, dit la mère, n'avait jamais été assurée, cela principalement à cause de l'attitude de «retrait» du père à l'égard de sa famille. Le père, tout en acceptant ces reproches, se plaignait de ce que la mère rejetait toute la responsabilité de la maladie d'Éric sur lui. La façade originale d'une famille dont le fils venait de « tomber malade »  sans raison apparente, commença ainsi rapidement à s'effondrer.. La mère exprima ses craintes d'avoir une dépression mentale et dit qu'en fait elle était malade «à force de toujours prendre sur elle-même les ennuis des autres». Un précieux complément d'information concernant le background des parents, était à présent pratiquement établi. Le père était issu de la classe ouvrière du nord de l'Angleterre. II n'y avait jamais eu la moindre tendresse dans sa famille; il avait vécu dans la crainte de son père, qui buvait trop, et de son frère aîné. II était parvenu à un poste d'ingénieur spécialisé, avec un bon salaire. La mère venait d'une famille de petits-bourgeois des Midlands. Son père s'était complètement coupé de la famille. Sa mère, professeur, se montrait très autoritaire avec les enfants et n'avait guère de temps à consacrer au ménage ou au confort de la famille. Elle ne voulait pas que ses enfants se marient, elle voulait des compagnons: « Ma mère était plus adaptée à une vie publique... pas du tout femme d'intérieur, nous n'étions que des visiteurs dans notre propre maison.» Mme V. avait senti que sa mère lui en voulait d'avoir eu Éric. Elle-même se sentit manquer « d'instinct maternel » quand il naquit, et il était clair qu'à travers sa relation avec sa propre mère, elle n'avait pu se construire une attitude d'estime de soi ou de confiance en ses capacités d'adulte féminin. L'année qui précéda la naissance d'Éric, sa jeune sœur avait eu un enfant illégitime et les V. avaient dû s'arranger pour le faire adopter. «Elle dut abandonner son bébé quand j'eus le mien.» La mère de Mme V. avait été bouleversée par toute cette situation et la présence d'Éric avait été pénible pour la sœur de Mme V. qui fit ses bagages et partit La mère et la famille avaient voulu ignorer complètement le bébé de Mme V. Éric était venu au monde normalement et avait été nourri au sein pendant onze semaines; mais sa mère avait renoncé à continuer, sentant qu'il ne prenait pas de poids. Elle l'avait élevé dans les règles et ses progrès physiques avaient été bons. Quand la sœur d'Éric naquit, quatre ans plus tard, la situation de la famille était bien meilleure. La mère de Mme V. était partie avec la sœur cadette, les V. avaient leur maison à eux et se sentaient beaucoup plus en paix.

 

Éric avait été un excellent élève à l'école, mais ne s'était pas fait un seul ami véritable en dehors de sa famille. II s'était montré toujours extrêmement timide avec les femmes et n'était jamais sorti avec une fille. II avait obtenu une bourse d'Etat et décidé d'étudier les langues vivantes à l'université. Ses parents auraient aimé qu'il fît Cambridge, mais il échoua à l'examen d'entrée. Son père lui avait acheté divers périodiques de gauche pour l'aider à passer l'examen de culture générale et c'est de cette lecture que dataient les «préoccupations» d'Éric pour la politique et le désarmement nucléaire. En fait, non seulement cet intérêt pour la politique avait été déterminé par les parents mais c'est également eux qui devaient en définir pour lui les limites; quand Éric avait déclaré à un petit commerçant du quartier qu'il devrait boycotter les produits venant d'Afrique du Sud, ses parents lui firent savoir qu'ils trouvaient que les choses allaient trop loin. Après avoir échoué à l'entrée de Cambridge, la meilleure université où il pouvait se présenter était celle du pays de Galles, dans la même ville où sa mère avait appris l'enseignement ménager. Son père tenait beaucoup à ce qu'Éric ait des possibilités que lui-même n'avait pas eues. Tout cela semble parfaitement conforme aux normes sociales. Mais de nombreux faits en dehors de ceux brièvement mentionnés ici, inclinent à penser que l'avertir d'Éric lui était précisément et rigoureusement tracé par ses parents en fonction de leur expérience passée et de leurs besoins présents. Éric devait être, à un degré inhabituel, un véhicule permettant à ses parents de vivre par procuration et finalement de satisfaire tous leurs souhaits passés non réalisés, tous leurs besoins frustrés. On lui laissait bien peu de place pour être quelque chose ou quelqu'un en propre. Il lui était virtuellement impossible de se voir comme «moi-même» : « moi-même »  avait toujours pour lui la structure existentielle de « vous-même »; en termes plus philosophiques, son être pour-autrui (son moi objet) avait priorité ontologique sur son être-pour-soi (moi sujet). Au sommet de la confusion quant à savoir « qui » il était, au moment où il quitta l'université pour rentrer à la maison, il écrivit une lettre aux autorités universitaires dans laquelle il faisait preuve d' « incohérence de pensée », où l'usage des formes pronominales illustre effectivement très bien cette confusion sujet-objet:

 

« Éric a décidé de partir et, voudrait vous dire combien il est désolé pour la façon dont il a traité chacun ici, à l'université. Je suis perdu. Je dois agir. Je m'en vais. Donc, encore une fois, s'il vous plaît, professeurs, lecteurs, diplômés et non diplômés, désolé. Je suis tout à fait sincèrement vôtre, enfant gâté, Éric V.»

 

Dans une autre lettre, remplie d'excuses, écrite à son professeur, il signe lui-même: « Éric V., égocentrique ».

 

Un des traits les plus importants de l'histoire d'Éric est son « arrivée » et son « départ », son « inexplicable » décision de quitter l'université pour rentrer chez lui, suivie immédiatement de sa volonté de revenir à l'université. Egalement, pendant son internement à l'hôpital, il devait faire des tentatives répétées pour partir: soi-disant, tantôt chez lui, tantôt à l'université (à deux reprises, il quitta l'hôpital sans permission pour rentrer chez lui, mais souhaita rapidement retourner à l'hôpital).

 

A l'une des premières séances, on note la discussion suivante:

 

Dr B: ... Eh bien, hier, par exemple, le fait le plus important semblait être que vous désiriez quitter l'hôpital

 

Éric: Oui, je le souhaite vraiment. Mon séjour ici ne me servirait à rien. Et ne servirait à personne d'autre, en fait. Je crois qu'il faut que je fasse quelque chose de réellement positif à présent... une action positive qui.. qui vienne de moi, qui n'ait pas été préparée pour moi. Je crois que je dois retourner à l'université.

 

Dr B: Hum.

 

Éric: Je dois retourner tout droit à l'université et me coller au travail

 

Le père: Est-ce que tu sens, Éric, que.. que tu peux te coller au travail en ce moment ?

 

Éric, après quatre secondes: C'est-à-dire que ma tête ne me semble pas toujours très solide.

 

Le père: Il y a eu un net progrès depuis que tu es ici. Ne penses-tu pas, en suivant les conseils du Dr B et du Dr C, que le mieux serait d'accepter de rester ici plus longtemps, jusqu'à ce que tu te sentes vraiment capable de t'atteler de nouveau à tes études universitaires ?

 

La mère: Qu'en pensez-vous, docteur ?

 

Dr B: Eh bien... Je... Éric et moi nous en avons beaucoup parlé et, à plusieurs reprises, Éric m'a répété qu'il sentait qu'il devait faire un pas en avant de lui-même. C'est bien ce que vous disiez, n'est-ce pas ?

 

Éric: Oui.

 

Dr B: Que vous deviez retourner à l'université. Je pense que... c'est probablement cette différence de point de vue que nous devons maintenant examiner. Vos parents pensent que vous devez rester ici et vous pensez que vous devez aller à l'université et travailler...

 

Éric: Je pense que... c'est ce que je sens qu'il faut que je fasse est vraiment important Je dois... je dois prendre... je veux dire, je ne dois pas m'appuyer sur les autres. Je sens que... je dois agir par moi-même, ne pas avoir les choses toutes faites pour moi.

 

La mère: C'est tout à fait juste, Éric. Mais, nous voudrions que tu comprennes que - quand tu retourneras à l'université il y a deux choses qui seront essentielles à comprendre - que tu fais des progrès en revenant, et que tu poursuis tes études avec succès, et une autre chose, que tu te sens tout à fait heureux avec, disons, les gens que tu y rencontra Tu ne dois pas penser que les autres te méprisent de quelque manière que ce soit. Tu dois avoir confiance en leur approbation et - autrement, si tu ne sens pas cela tu auras une rechute, n'est-ce pas? Et crois-tu que ces deux conditions seraient réunies si tu retournais à l'université ? Es-tu convaincu que les gens... te voudront, fonderont des espoirs sur toi et que tu n'auras aucune de ces impressions désagréable à propos des sentiments des gens pour toi. Qu'est-ce que tu en penses?... Je t'assure, les gens là-bas t'aiment bien, sans aucun doute.

 

Éric: Je ne crois pas que les gens - ne penseraient pas... penseraient comme cela à propos de moi.

 

La mère: Crois-toi que ce serait comme cela ?

 

Éric: En considérant ma conduite, ils pourraient bien ne pas se faire une très haute idée de moi. Mon... départ de l'université etc. ne peut pas me faire bien voir, pas bien du tout

 

La mère: Je t'assure que lorsque tu retourneras là-bas, Éric, ce sera exactement comme tourner une nouvelle page. Et tu feras un départ tout à fait neuf.

 

Le père: Oui, tu devras supposer qu'ils comprennent que tu es parti... que les circonstances dans lesquelles tu es parti étaient que tu étais si troublé que tu ne pouvais faire autrement Et ils verront cela comme c'est réellement, une maladie. Quand tu reviendras, ils...

 

Éric: J'étais tout A fait dérangé quand je suis venu ici, n'est-ce pas ?

 

Le père: Oui, je crois.

 

Éric: Hum. Je me le demande.

 

Le père: Et Éric, pour en revenir à cette question, ce désir que tu as... dont tu as parlé, d'être indépendant et d'agir de toi-même. C'est un... heu... désir très recommandable et admirable, sans aucun doute. Et tu..., nous avons tous été impatients de réaliser notre indépendance. Mais plus nous acquérons vraiment cette indépendance, plus nous réalisons en même temps combien nous sommes dépendants tes autres. N'importe comment, on ne peut pas être complètement et absolument indépendant des autres. Tu es forcé de dépendre des autres dans une certaine mesure. Je veux dite, même si tu prends les choses les plus banales, tu grimpes dans un bus, tu dépends du conducteur pour qu'il te mène au bon endroit. La vie moderne et l'existence grégaire sont impossibles sans une certaine dépendance à l'égard d'autrui.

 

Éric: On ne dépend pas d'eux pour s'en aller.

 

Le père: Savoir où cette dépendance commence et finit, c'est une autre question.

 

Éric: Tu dépends de lui pour t'emmener où tu veux aller, pas pour quitter le bus.

 

Le père: Soit, ce n'est qu'une image, une très simple image.

 

Éric: Mais dépendant de lui pour t'emmener là, cependant.

 

La mère: Soit, tu es tout à fait capable de décider les choses pour toi-même, Éric, et il me semble que le point vraiment important dans tout cela est que tu te sentes heureux parmi les gens avec lesquels tu vis, que tu n'ailles pas penser que ces gens ne veulent pas de roi... si tu étais heureux sur ce point, ce serait un tel progrès.

 

Éric expose son besoin de réaliser un acte autonome significatif. Ses parents lui opposent la donnée opaque de sa maladie, en particulier ses idées de persécution, et nous reviendrons sur ce point. La vérité, cependant, est qu'Éric n'a jamais réalisé un seul acte indépendant dans sa vie. Tout ce qu'il a fait, devait correspondre et se conformait à un système complexe d'injonctions parentales, extériorisées et intériorisées, explicites et implicites. Éric n'est jamais allé à l'université: ses parents l'y ont envoyé. Il est vrai qu'il a passivement absorbé et reproduit une certaine quantité de connaissances pour ses examens, et qu'il l'a très bien fait, mais toujours dans le contexte des projets de ses parents pour lui, jamais à la poursuite d'un projet qui soit le sien. Le mystère de son retour de l'université devient tout à fait intelligible, si on ne le voit pas comme un acte étrange et déraisonnable, mais comme une négativité, un non-acte ou l'envers d'un acte positif, par lequel il plantait le décor pour son premier grand acte autonome. Il est revenu de l'université où on l'avait envoyé, afin d'aller à l'université. Aussitôt arrivé chez lui, il a voulu y retourner, mais y retourner de lui-même. II allait à l'université pour la première fois. Pour ce faire, il devait se dégager du projet dévorant où ses parents l'attendaient; il fit semblant de ne pas voir sa mère et ne parla pas à ses parents, ni ne les laissa «l'aider». C'est cette affirmation autonome de lui-même qui l'amena à l'hôpital. Cette dramatique résolution d'agir librement et personnellement menaça toute la structure de l'existence familiale: il fallut l'invalider en inventant une maladie. S'il était malade, toute l'affaire se ramenait à un processus neutre dont il était victime. La praxis gênante l'intention et l'acte s'évanouissaient.

 

Cependant, Éric n'accepta pas tout cela passivement. Il ne cessa de vouloir quitter l'hôpital et n'accepta jamais complètement l'étiquette de malade par laquelle sa famille l'invalidait, étiquette inévitablement confirmée par sa situation de dépendance quasi médicale à l'hôpital (lors de son premier séjour, il était entré au service général d'admission; ce n'est qu'à sa deuxième admission qu'il vint dans notre unité). Cependant, la situation tout entière devint plus complexe, dans la mesure où ses parents l'invitèrent constamment à s'affirmer de manière indépendante dans tous les domaines, tout en restant insensibles aux efforts qu'il faisait dans ce sens. S'il souscrivait à leur invite, il tombait dans un piège; car il n'eût fait une fois de plus que suivre simplement leurs directives. La libération qu'on lui offrait était en fait un cheval de Troie. Agir librement impliquait la soumission à l'ordre t'être libre; liberté et non-liberté finalement s'équivalaient.

 

Pour considérer Éric comme un malade, on s'appuyait principalement, outre ses allées et venues «irrationnelles». sur ses idées inexplicables, selon lesquelles des gens faisaient des remarques sur lui et le trouvaient inutile, égocentrique, paresseux, sexuellement anormal. Or, quelques-unes des répliques suivantes peuvent rendre ces idées moins inexplicables:

 

1. A l'intérieur de l'unité que j'ai constituée et que je décrirai dans les deux chapitres suivants.

 

2. Laing et Esterson, 1964.

 

Suite: David Cooper: Psychiatrie et anti-psychiatrie - Étude d'une famille (2) 

 Le Carrefour des Impasses

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